Ségolène met la gauche intellectuelle en peine

Publié le par Fouquier-Tinville

Quand la candidate se décidera-t-elle à donner du grain à moudre au débat ?

Par Michel WIEVIORKA (sociologue)
Dernier ouvrage paru : le Printemps du politique. Pour en finir avec le déclinisme , Robert Laffont.
jeudi 18 janvier 2007
En juillet 1983, dans un article du Monde qui fit grand bruit, Max Gallo, à l'époque porte-parole du gouvernement, fustigeait le silence des intellectuels de gauche. A l'évidence, le thème mérite d'être repris aujourd'hui. Ségolène Royal n'est évidemment pas isolée dans son entreprise politique, et son entourage compte toutes sortes d'experts qui travaillent pour elle, qu'il s'agisse de suivre les sondages d'opinion et d'en décrypter les significations, d'organiser ses rencontres et déplacements ou de l'aider à préparer son argumentation et ses discours. Mais au-delà ?
Au-delà, ses propos laissent silencieux les intellectuels de gauche, du moins dans l'espace public. Ce silence recouvre en fait deux attitudes principales, relativement tranchées, qui apparaissent vite en privé chez ceux qui sont d'ordinaire proches du PS, et même pour certains qui y ont adhéré récemment de façon à participer à ses «primaires».
D'un côté souffle le vent de l'espoir, et une conviction s'exprime, nettement : la gauche s'est dotée d'une candidate qui fera oublier l'échec de 2002. Ségolène Royal répondrait mieux que quiconque aux aspirations populaires à un renouvellement du personnel politique. Elle pourrait réduire le fossé séparant les représentants et les représentés. Elle incarne, pour ceux qui lui accordent leur confiance, une force de changement ; elle assurera la promotion des femmes dans une société encore bien trop machiste. Et non seulement elle évitera au pays l'élection d'un Nicolas Sarkozy, qui fait figure de repoussoir, mais aussi, et surtout, elle apporterait la promesse d'un grand nettoyage qui débarrasserait notre paysage politique de certains archaïsmes, en pulvérisant la «gauche de la gauche», réduite à des fragments en quête d'une improbable unité, et en mettant fin aux discours du soupçon et de la dénonciation. Mieux même, elle devrait permettre la modernisation de son propre parti, elle saurait en tenir l'appareil à distance tout en l'obligeant à tenir compte des attentes de l'opinion publique, dont elle se veut l'incarnation.
Ces arguments sont forts. Pourtant, rares sont ceux, parmi les intellectuels concernés, qui se mobilisent pour les exprimer publiquement. Cela tient à mon sens à une raison principale : à ce jour, le programme, les orientations de la candidate sont peu structurés, non construits, le livre annoncé qui devait les présenter n'est toujours pas paru. Si ses supporteurs assurent bien percevoir les perspectives de nouveauté, de nettoyage, voire de rupture, qu'elle incarne, ils sont encore suspendus dans l'attente d'éléments tangibles. Ils retiennent donc sinon leur souffle, du moins leur parole publique.
D'un autre côté, les critiques pleuvent. Les références de Ségolène Royal à la démocratie participative inquiètent : ne s'agit-il pas de placer les élus sous surveillance ? D'encourager des formes d'expression et des modalités de consultation du peuple débouchant sur la démagogie, la politique de l'émotion et, pire encore, autorisant toutes sortes de manipulation, l'émergence de «petits chefs» et, derrière les apparences, la toute-puissance d'une machine de pouvoir ? Son manque de sérieux et de préparation est également souligné, surtout en matière internationale : ce qui fut une maladresse dans son débat avec Laurent Fabius n'est-il pas devenu une faute majeure, l'idée absurde et irréaliste d'interdire à l'Iran l'accès au nucléaire civil ? Son discours au Proche-Orient, de part et d'autre de la frontière entre le Liban et Israël, ne manquait-il pas de cohérence ? Le voyage en Chine a renforcé d'autres critiques et des interrogations quant à son niveau d'exigence en matière d'idées et de culture. Que dirions-nous si un chef d'Etat étranger visitait notre pays en ponctuant son déplacement de morales tirées des fables de La Fontaine ? Comment accepter cette «bravitude», qui fait plus penser à une formule de publicité pour hypermarché nous invitant à «positiver» qu'à un propos de présidentiable ? François Mitterrand est souvent invoqué ces temps-ci, y compris comme source d'inspiration pour Ségolène Royal : n'avait-il pas une autre conception de la vie des idées, de l'histoire et de la langue française que celle qui repose sur l'érudition hâtivement réunie de dictons de grande consommation ou sur l'usage de néologismes qui confinent au barbarisme ? Mais dire tout cela publiquement, n'est-ce pas faire le jeu de la droite, alors même qu'à gauche il faudra bien se résoudre à voter pour Ségolène Royal ? Sauf à se préparer à voter Bayrou, Voynet ou Buffet, ou à déserter carrément, ne vaut-il pas mieux se taire, ronger son frein, et ne pester qu'en privé ?
Il faudra bien que les intellectuels sortent de ce double silence, et deux hypothèses doivent alors être envisagées. La première : les deux postures qui viennent d'être évoquées se raidissent et s'opposent de plus en plus. Ses partisans diront alors voir en elle le point de départ d'une modernisation politique et d'un renforcement de la démocratie ; les sceptiques se diront consternés de la voir dévaler les pentes de la démagogie, du populisme et de l'incompétence.
Peut-on éviter un tel scénario ? Oui, si les intellectuels de gauche, qui ne sont pas tous des «bobos» parisiens arrogants, ignorant les attentes de la France d'en bas, évitent eux-mêmes deux écueils : l'abandon de tout esprit critique, et donc la soumission béate à un pouvoir, présent et à venir, d'une part, et, d'autre part, la tentation de la pure posture hypercritique et du rejet sans nuance de Ségolène Royal. D'où la seconde hypothèse, qui repose sur un scénario où ils indiqueront dans un esprit constructif les dangers qui se profilent, encouragés par une Ségolène Royal marquant sa capacité et sa volonté de reconnaître ces dangers et de les surmonter.
Cette perspective implique donc de la candidate qu'elle cherche à gagner la confiance et l'appui du monde du savoir et des idées, au sens large, qu'elle marque un coup d'arrêt dans ses expressions qui abaissent la culture et flattent le mépris des intellectuels. Elle implique aussi qu'elle accepte des débats sur le fond. Il n'y a rien d'irréversible dans la situation présente, et il devrait être possible à Ségolène Royal de faire écho aux espoirs de ceux qui assurent la production et la diffusion des connaissances, l'analyse sociale, la recherche, la culture, qui prennent au sérieux l'histoire, la littérature, la langue, et qui se sentent parfois salis, tirés vers le bas, par des propos ou des attitudes démagogiques. Cette hypothèse n'a de sens que si, enfin, la candidate socialiste entre dans des débats sérieux, en profondeur, avec des interlocuteurs choisis non par son entourage, mais par les responsables d'émissions politiques.
Il est temps qu'elle donne de quoi argumenter à ceux qui ont déjà choisi de lui accorder leur confiance, et qu'elle cesse de nourrir les inquiétudes de ceux qui se sentent pour l'instant méprisés, englués dans un climat détestable, à résonance populiste, alors qu'ils ne demandent pas mieux que de contribuer à une victoire de la gauche.


http://www.liberation.fr/rebonds/229206.FR.php

Publié dans Passage en revue

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